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Histoires de Q
29 août 2007

Les survivants (parties 5 et 6)

V.

 

L

L'tinéraire nouvellement tracé de l'aiguade avait grandement simplifié les choses. Les deux garçons s'étaient rapidement rendu témoignage, avec on l'imagine pas mal de satisfaction, que la baignoire se nichait à moins de huit cents mètres de leur logis.

 Dire qu'on s'est cassé le cul, fit Jason, alors qu'il y avait un raccourci tout près !

 Et un raccourci qu'on dirait avoir été fait exprès pour nous.

 On est vraiment cons !

 Mais non, on pouvait pas savoir…

Petite ombre au tableau, du reste prévisible, ils n'y étaient pas retournés ensemble. Jason battait irrémédiablement froid au voisinage in naturalibus de son camarade. Aussi expédiaient-ils leurs ablutions tour à tour.

Cette espèce de dissension affligeait fort Servan.

En même temps, elle le soulageait.

Ce que la nudité de Jason lui avait inspiré le tracassait. Il s'était imposé là-dessus une réflexion si intense, si profondément liée aux objurgations de sa probité et aux sommations de sa conscience, qu'elle le soumettait à un véritable dilemme.

Le dilemme constatait à la fois l'acte inqualifiable et la nature dont il procédait. Servan s'était conforté dans la conviction que se repaître des agréments d'autrui est une variante à peine atténuée du viol ; que quand la concupiscence fait sa proie d'un être totalement opposé à toute complaisance sur ce délicat chapitre des mœurs, elle devient un délit moral. Enfin, il se persuada que ce n'est pas en adoptant des attitudes déplacées qu'on gagne l'amitié d'autrui, et que de vivre à deux comme on le faisait requérait la plus stricte droiture entre les partis en présence. Or, qui dit droiture, dit respect.

Il se disait tout cela, et la beauté de Jason peuplait ses rêves d'inexprimables fantasmes.

Il avait vu, de ses yeux vu, la splendeur. Il avait éprouvé la tentation qui distille dans les nerfs un courant magnétique chargé de milliers de particules grisantes. Hélas, l'objet de ses désirs, ce garçon glabre comme un nouveau-né et plus frais qu'une rose, ce splendide archétype de l'adolescence ne voguait pas, c'était sûr à présent, sur le même océan que lui. Circonstance aggravante, il ignorait que son frère de misère fût taillé dans la honteuse étoffe des invertis.

 J'avais une chance sur dix, se dit-il, c'est la statistique. Ne nous plaignons pas…

Servan aimait les garçons. Il les avait toujours aimés. Il s'était aperçu dès l'âge de treize ans que ce qui l'attirait, ce qui le remplissait de fièvre, ce qui le tordait sur son oreiller la nuit, ce n'était pas Vénus, mais Ganymède.

Il avait pourtant tâté de la fille, on pourrait dire par procédé. Un soir de ses quinze printemps, sa cousine était venue le visiter nuitamment. Effroi, panique, bégaiements, non de volupté mais d'épouvante, impossibilité de répondre aux sollicitudes de ce corps féminin qui eût damné tout autre que lui et qui le laissait de marbre. Il s'était tiré d'affaire plus ou moins honorablement en adoptant le ton candide du novice, si bien que sa tiédeur passa sur le compte d'un retard physiologique quelconque. Cela le sauvait d'une autre accusation, bien plus redoutable. Durant les mois qui suivirent, il s'asservit à l'obédience d'une chasteté de dominicain. La péripétie de la cousine avait introduit dans son coeur le sentiment, hélas si difficile à surmonter dans la prime adolescence, d'être une sorte de parasite du genre humain et de n'avoir sur cette terre qu'une fonction annexe, voire caponne, quelque chose comme une erreur de la création, celle qui ne fondera jamais de famille et se confinera dans la crasse indécrottable des anormaux.

Quand la catastrophe survint, Servan aurait pu disputer le prix de la continence à Scipion. Sans doute l'absence de camarades mâles entrait-elle pour beaucoup dans cette sagesse, mais il est certain aussi que l'horreur de soi-même et la tristesse qui en résultait y contribuaient pour une large part.

Voilà que tout à coup, le sort lui allouait pour compagnon un adonis digne d'enrichir le catalogue des mignons de Zeus. Nouvelle épreuve, encore plus mortifiante que l'autre. Car là où l'objet de la tentation fait défaut, la tentation s'éteint d'elle-même. Mais avec Jason, elle était pour ainsi dire à demeure.

Hélas, ce garçon n'était pas pour lui. Il appartenait à la classe de ceux que la Providence a convenablement conformés, qui se marieront, qui auront des enfants, et à qui la simple idée d'une concession circonstancielle avec un partenaire de même polarité inspire l'aversion la plus insurmontable.

Servan fit donc, du mieux qu'il put, bonne figure à mauvais jeu. Il s'astreignit à un ascétisme indispensable à entretenir bonne intelligence avec son compagnon. Pour cela, il éviterait de le regarder, surtout au réveil, lorsque le corps à demi-nu se dévoile dans le faste de son torride flamboiement. Et puis, avec le temps, tout s'arrangerait peut-être. L'habitude engendre souvent l'indifférence et Servan ne désespérait pas d'en extraire le support de philosophie stoïcienne dont il avait besoin.

Une nuit, il se réveilla. Quelque chose le gênait, un insecte probablement. Il y en avait beaucoup dans le cabanon, des punaises des bois et des charançons, surtout depuis le retour du beau temps. Servan chassa l'intrus d'un revers de main et voulut se rendormir.

Comme il fermait les paupières, il perçut un bruit étrange. Ce bruit était régulier et ressemblait à un frottement de quelque chose sur une pièce de drap. Il prêta l'oreille et soudain son coeur s'emballa. Avec une formidable acuité, il inféra de ce frottement que Jason était en train de s'adonner à la récréation d'Anaphlyste[1]. Il perçut le halètement de la volupté, il imagina l'instant où elle se résout en euphorie. Il s'agrégea entièrement au plaisir de celui qui, dans l'ombre de la nuit, ne pouvait pas deviner qu'il faisait indirectement les délices d'un tiers. Quand Jason eut achevé, Servan patienta quelques minutes, hors de lui, une braise insupportable dans tout son corps. Puis il rejeta la couverture et alors l'édifice complet de ses résolutions s'effondra, une flamme le dévora de l'intérieur, une irrésistible volonté de jeter au feu sa bure lui tint lieu d'absolution. Il ignora par quel miracle il parvint à étouffer le cri qui accompagna le plus formidable orgasme de sa vie.

De ce jour, il signa contrat d'allégeance avec Onan. Le soir, avant de s'endormir, il peuplait son cerveau de songes libidineux. Comme Jason avait la main plutôt leste, il s'accorda à son diapason. Seulement, il attendait toujours sa fin pour l'embrancher à son début. Relais d'une extase à une autre.

Il avait l'impression de faire l'amour avec lui.

Cela finit par se remarquer. A force de renouveler ce délassement, il en oublia toute discrétion. Jason réagit avec une certaine impétuosité :

 T'as pas fini, un peu ? dit-il.

 Quoi ? fit Servan.

 Tu sais très bien.

 Et alors ? Ça te gêne ?

 Exactement.

 T'as tort, on est des garçons, et…

 …justement, on est des garçons.

Un silence se suspendit à cet échange de propos peu amènes. Servan ajouta, d'une voix indignée :

 Toi aussi tu le fais, je te signale.

Là, Jason demeura court. Il était évident que ce qu'il reprochait à son camarade se retournait contre lui. L'autre d'enfoncer le clou :

 D'ailleurs, je t'entends tous les soirs, comme tu m'entends. Et moi, je ne te reproche rien.

L'argument valait son pesant d'équité à rétablir. Ce n'était toutefois pas assez pour dissuader un orgueilleux de monter sur ses échasses :

 Bon d'accord ! s'exclama Jason avec véhémence, c'est normal, on n'a pas de gonzesses. Si on en avait, y aurait pas de…

Une interruption brisa la phrase dans son élan :

 Tu sais pas ?

 Quoi ? fit Jason.

 J'en ai rien à foutre, de tes gonzesses.

 Qu'est-ce que tu racontes ?

 Je te répète : j'aime pas les filles.

Jason s'était à demi dressé sur son séant et dépassait de la tête le coin de meuble qui le dissimulait :

 T'es pédé ? fit-il, d'une voix étranglée, les yeux à demi hors des orbites.

 Possible…

 Merde, si j'avais su ça…

 Tu m'aurais tué, peut-être ?

 Je me serais barré. D'ailleurs, demain je m'en vais.

 Bonne route !

 On partagera la bouffe, et adieu.

 C'est comme tu l'entends.

 Moi, vivre avec un pédé, jamais !

 Et moi, vivre avec un homophobe, plutôt crever. T'as raison, casse-toi.

 Eh là ! fit Jason, cette fois menaçant, c'est pas toi qui me donne des ordres !

 Je ne donne aucun ordre, tu te l'es donné toi-même.

 Fais pas chier, Servan !

 C'est toi qui fait chier, je te préviens !

 Eh, qui c'est le pédé ? Moi, peut-être ?

 Toi, t'es pas pédé, mais t'es con, c'est pire.

Les deux garçons, à genoux l'un en face de l'autre, se mangeaient des yeux. Soudain Jason s'élança sur Servan et voulut le gratifier de ce qu'on appelle un coup de boule. Servan l'évita et le fit rouler latéralement jusqu'au mur.

Le mur était hérissé de saillies de lattes de bois fort pointues. L'une d'elle érafla sa joue et la lui déchira d'une estafilade. Jason poussa un cri bref et s'affaissa, les deux mains sur son visage, en criant :

 Putain, Servan, t'es un enfoiré !

Là, Servan perdit toute patience :

 L'enfoiré, je l'ai là, devant moi, agressif et idiot, comme à peu près tous les homophobes. Fais voir ta plaie !

 Va chier, c'est pas une tantouse qui va me soigner…

 D'abord, je suis homo, ça c'est indéniable, mais pas tantouse.

 C'est pareil.

 Ton ignorance là-dessus est celle de tous les pieds-plats de ton espèce.

 Va te faire foutre !

 Encore une fois, laisse-moi te soigner.

 Approche, et je t'écrase !

 Alors, supporte son tétanos avec courage.

Ayant décoché cet épiphonème, il se recouche, tandis que l'autre, tout haletant, regagne son lit en silence. Le lendemain, Servan se lève, ouvre la porte de la cabane et sort en sifflotant à l'air du glorieux printemps qui pointait, car on venait d'entrer dans le mois de mai.

Jason, pour sa part, ayant à aseptiser sa balafre, assez large, chaussa alors l'idée de monter la garde devant le logis pour interdire tout retour à celui qui y était désormais un intrus. Il s'arma d'un outil de jardinier et fit exacte sentinelle devant l'édicule, en se tenant à lui-même ces propos édifiants :

 Merde, un pédé ! Et depuis plus d'un mois je vis avec un pédé ! Combien de fois il a dû me reluquer en douce ! Et il se branle en pensant à moi, c'est certain ! Il remet plus les pompes ici, je l'éclate avec la bêche. Ça fera un pédé de moins sur terre, ça mérite pas de vivre, ces mecs-là.

Il souffla et reprit, abasourdi par la violence même de son réquisitoire :

 C'est la meilleure, quand même ! Et il faut que parmi tous les types normaux de la région je tombe avec le seul qui ne le soit pas. C'est trop me demander que de supporter une tafiole ! J'ai horreur de ces demi créatures, c'est pas des hommes, c'est… c'est…

Ayant suspendu le vidage de son sac à injures à cette lacune sémantique, il s'affala à terre et tout à coup, de but en blanc, sans que rien l'eût annoncé, il se mit à sangloter.

Quand il eut recouvré un peu de tête, il vociféra dans sa barbe :

 Dès qu'il se radine, je lui saute dessus…

Il ajouta, sur un ton mécanique :

 Et dire que j'ai été à poil avec lui…

Les heures passèrent, Servan ne donnait pas signe de vie.

Tant qu'il s'était répandu en invectives, Jason avait eu l'œil noir et méchant qui brillait d'un mauvais éclat. A mesure que le temps s'écoulait, l'œil se faisait moins dur, un certain adoucissement se mêlait à son expression de stupeur effarouchée, quelque chose s'immisçait en lui qui ne reflétait plus exactement les sentiments qu'il était censé dévorer à l'encontre d'un compagnon aussi haïssable.

Le soir vint, mais non Servan. Jason rentra dans la cabane, se força à rire et vitupéra :

 J'espère qu'il s'est cassé la gueule dans le ravin !

Il ajouta aussitôt, en déformant sa bouche d'un rictus tout aussi étudié :

 Je verrai bien, d'ailleurs : si les vautours se pointent, y aura plus aucun doute.

Il renchérit, bêtement cruel :

 Si ça se trouve, ils n'en voudront pas, les vautours : la chair d'un pédé, ça doit être dégueulasse, même pour eux…

La nuit fut bientôt close, les étoiles illuminèrent le ciel, l'absence de Servan durait.

Dans son mouvement de colère, Jason avait d'abord bloqué la porte. Il advint qu'il défit le verrou, qu'il se recoucha et qu'il ne put dormir.

 Merde ! murmura-t-il, où il est, ce con ?

Il demeura éveillé de longues heures. La solitude commençait à lui peser. Il entendait des bruits qu'il ne percevait jamais avant, il lui semblait que l'obscurité se recrutait d'un cortège de périls inconnus et tout proches. Le moindre bruit l'effrayait. De hideux et répugnants essaims se mouvaient sous le plancher :

 Des souris, bégaya-t-il.

On ne sait plus quand ses paupières finirent par se fermer toutes seules.

Quand il les rouvrit, le jour était plein, le soleil rutilait par l'unique croisée de la masure, Jason se leva précipitamment, jeta un regard sur la couche de Servan et l'aperçut qui venait juste de se réveiller.

 T'es revenu ? fit-il, cette fois sans la moindre animosité.

 Depuis quand tu t'inquiètes de la santé d'un pédé ? fit l'autre.

 

 

VI.

 

 

 

 

U

n protocole de paix s'était institué entre les deux garçons. Jason affectait de ne plus évoquer ni de près ni de loin ce qui l'avait hérissé contre son camarade, et l'autre s'enveloppait dans une espèce d'indolence étanche à toute amorce de sarcasme, même muet. Car un regard, parfois, peut par une simple inflexion, entretenir le ressentiment qui y couve. Pendant la journée, ils vaquaient aux occupations domestiques ordinaires. Le soir, ils tâchaient de lire.

Il arriva que Servan rompit cette ambiance claustrale :

 Bon, dit-il, on ne va pas se bouffer la gueule parce que l'un de nous ne répond pas à la norme et qu'il n'a pas eu le courage de l'avouer plus tôt.

Jason réfléchit quelques secondes avant d'articuler :

 T'as raison, de toute façon on n'y changera rien.

 Je te promets de ne plus te zyeuter en douce.

 Tu parles ! Tu pourras pas t'en empêcher…

 Je ferai tous mes efforts.

 Alors, fais-les.

 Sois discret quand tu te branles, ça m'excite.

 Toi aussi, sois discret, ça m'excite pas, mais ça me gêne.

 Ce sera facile, je ne le fais plus qu'au gave.

 Ah, oui ?

 J'y suis seul, je m'éclate sans attenter à ta pudeur évangélique.

Jason ne répondit pas. Servan éprouva de ce silence un indéfinissable malaise.

Plusieurs jours s'écoulèrent.

Il avait été décidé qu'on irait deux fois la semaine par les chemins de montagne pour s'informer si quelqu’un avait survécu. Ces expéditions comportaient leur part de risque, mais l'idée de finir dans une cabane à statut de résidence à vie ne laissait pas d'affliger ses locataires. D'où ces incartades, régulièrement menées, depuis l'aurore jusqu'au crépuscule.

L'ennui, c'est qu'elles rencontraient invariablement le pot au noir.

Une fois, cependant, on crut discerner des silhouettes sur le flanc des aiguilles d'Ansabère. Ce n'étaient que des isards.

 Il doit bien y avoir quelqu’un, fit Servan, c'est pas possible qu'on soit les seuls à…

 On est seuls, fit tristement Jason, et c'est tout.

 Il faut insister, aller plus loin.

 Où ça ?

 Dans la vallée.

 T'es fou ? On en a pour trois jours à descendre puis à remonter : tout est démantibulé, il n'y a même plus de route.

 Et alors ? trompeta Servan, pour un hétéro pur et dur, je trouve que tu manques foutument de cran. D'ailleurs, on ne mettra pas trois jours, mais seulement un, à condition d'avoir le mollet ferme et le souffle long.

Il ajouta, avec une pointe de causticité :

 Tu vois ? Le pédé n'en a pas moins de bonnes couilles bien en place !

L'idée d'être mesuré à une aune forcément restrictive de ses supposées vertus mâles engagea Jason à accepter la proposition. Un bon équipement, de la réserve de nourriture et d'eau, et les deux frères ennemis traversaient le plateau de Lescun, découvraient au passage que plus une âme n'y était vaillante, s'engageaient sur l'ancienne route, à présent défoncée, où s'échelonnaient les restes de quelques habitations pareillement pulvérisées, et atteignaient les décombres de l'ancienne usine Toyal.

 Ça a explosé, fit Jason, blême, en voyant les tôles déchirées encombrer la chaussée.

 Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? répondit Servan d'une voix blanche.

 On n'en sait rien, rien du tout.

 Une bombe atomique ?

 J'y crois pas, on n'était pas en guerre. Et puis ici, une bombe ! Les Pyrénées, c'est pas un lieu stratégique…

 Tu te rappelles, le soir où ça a eu lieu ? Une énorme lueur jaune et rouge.

 Oui, je me rappelle…

 En une seconde, la maison de mes parents balayée, nettoyée, laminée. J'étais à l'extérieur, je me suis planqué, il y avait des projectiles qui volaient partout, des pierres, du métal, je sais plus quoi encore.

 Moi, j'étais en train de pêcher la truite dans le gave d'Ansabère. J'ai été aveuglé, puis tout à coup, un grand boum, et plus de maison… même les arbres aux alentours ont été brisés en deux comme des allumettes. Je me suis retrouvé les quatre fers en l'air dans le gave ; c'est peut-être ça qui m'a sauvé.

 Sauvé ! T'en as de bonnes ! C'est les autres, les morts, qui ont été sauvés ; nous, on n'a pas fini d'en baver…

La quantité d'émotion qui s'épanchait de ces évocations respectives était de celles qu'on ne tolère pas longtemps. Les deux adolescents parvinrent au prix d'une périlleuse gymnastique à enjamber les vestiges de l'usine et filèrent jusqu'à la vallée.

La route nationale, celle qui allait d'Oloron en Espagne, n'était plus qu'une concrétion de bitume éventré et de rocs agglutinés comme de monstrueux polypes. Des flancs entiers de montagne s'étaient fracassés en une gigantesque avalanche. Impossible d'avancer d'un demi mètre sur ces éboulis plus hauts parfois que des immeubles de quatre étages.

 On pourrait suivre le gave, dit Servan.

 Non, il doit être obstrué en pas mal d'endroits, il faut s'y prendre autrement.

 Comment ?

 On en discutera plus tard. Viens, on rentre, j'ai la chair de poule de toute cette désolation.

Trois heures plus tard, ils rejoignaient le cabanon. Ils se reposèrent une petite heure, puis Servan annonça qu'il allait se laver. Jason resta seul.

Servan était un jeune homme de taille moyenne, avec un visage démêlé et un regard bienveillant. Sa physionomie n'en dégageait pas moins par moments quelque chose de hérissé et de farouche, mais sous une grande fleur d'amabilité cordiale. C'était un caractère direct, une volonté intrépide, un courage extrême dans l'adversité. Franc jusqu'à l'insolence, ironique jusqu'au pamphlet, n'ayant peur de rien ni de personne, vif, gai, enjoué, batailleur et immensément fraternel. 

Il aurait fallu à Jason plus de maturité et moins de narcissisme pour égaler son camarade. Ce garçon pâtissait d'une éducation relâchée, et comme il advient presque toujours dans ces cas-là, plus dure est la chute. Dans les premiers temps de son amalgame avec Servan, il n'eut pas assez de soupirs pour plaindre son sort. L'autre le houspilla, ce qui était sa façon de le consoler. Rudesse nécessaire qu'il confondit avec une tentative de coup d'état sur sa personne et l'établissement d'une hégémonie hiérarchique. D'où quelques frictions, toujours terminées en brouet d'andouille. Puis Servan, passant du grave au doux, revint à un modus vivendi plus politique, mais sans jamais réussir à extraire de son caractère tourné à la considération de soi-même autre chose que du mépris et beaucoup de cette superbe qui s'en fait accroire et s'applaudit volontiers. Cela le découragea, avant de l'irriter prodigieusement. On connaît la suite, les rôles s'inversant à la faveur d'un aveu somme tout franc et honnête, mais déplacé dans le contexte.

Jason était un adolescent de taille plutôt élancé, fin, longiligne, au regard ombrageux perpétuellement offusqué d'une moue de dégoût de tout. Il s'effrayait facilement, ce qui n'est que trop la marque des fils de bonne famille qui ont cru très tôt leur fortune faite et qui ont dû déchanter. C'est lui qui, au tout début de leur claustration, avait décidé de dresser entre les deux habitants de la cabane l'obstacle d'un paravent, afin, ce furent ses mots, de ménager l'intimité. Servan, qui n'aurait pas détesté un côtoiement plus rapproché, sans préjudice de visées déshonnêtes, se désola beaucoup de cette barrière qui amenuisait le besoin que l'on éprouve de se sentir solidaire de l'autre, surtout dans des conjonctures aussi angoissantes que celles qu'on endurait. Il n'en fit pas moins bonne figure à mauvais jeu et s'accommoda comme il put d'une mitoyenneté qui n'en était pas une, et qui témoignait l'inaptitude de son camarade à se comporter selon les lois de cohésion qui prévalent en période calamiteuse.

Cette fraternité postiche durait depuis qu'ils étaient ensemble. Jamais Jason ne s'était départi de son rôle de pisse-vinaigre. Le miracle d'avoir survécu avec peu de ressources n'était pas parvenu à cimenter des liens qui semblaient devoir toujours osciller entre la camaraderie utilitaire et la relation de type anecdotique. Nul doute que si une péripétie, n'importe laquelle, eût mis brusquement fin à cette contiguïté forcée, Jason aurait tiré ses chausses sans même saluer celui qui portait pourtant sans gémir le reflet de ses peines et de ses souffrances.

Il y a comme cela des cœurs qui n'ont d'autre échelle qu'un insubmersible égoïsme.

Revenons au jour de l'expédition.

Servan se rendit à la baignoire en fin d'après-midi. Comme il ne craignait pas la survenue de son compagnon, il se licencia sans vergogne. L'eau, quoique froide, lui était une source énergique de bien-être. Il s'y allongeait avec délectation. Et puis, nous le savons par lui-même, il y entretenait sa flamme solitaire. Jason lui étant interdit et la cabane soumise comme on l'a vu à une censure janséniste, c'est dans ce lieu qu'il évacuait le trop plein de songes libidineux dont il peuplait son crâne.

Cependant ce jour-là, la fatigue de la marche l'avait un peu avachi. Il était las et ne songeait pas le moins du monde à entrer en conciliabule avec le dieu préféré des adolescents. La douce chaleur du soir caressait sa peau et le truculent murmure du gave l'enchantait. Il était dans un de ces instants qui sont si sereins qu'on en prolonge le plus que l'on peut les agréments. Une bohème de petits papillons diaprés de mille couleurs butinaient d'étranges fleurs dont l'odeur rappelait celle du géranium. De jolies ombres faisaient lanterne à travers l'opacité printanière des feuillages. Haut dans le ciel, une escadrille de vautours planaient en tournoyant autour d'un point mystérieux.

Servan s'était adossé à un arbrisseau. Il considérait sa peau brunie par les rayons de mai, et se disait avec un certain narcissisme, propre à son âge, que finalement la nature ne l'avait pas trop desservi, qu'il était un fort beau gaillard et que ce serait bien le diable si quelque jour, pourvu que cet exil prît rapidement fin, sa destinée ne s'entrelaçait à celle d'un bel éphèbe comme lui qu'il aimerait et dont il serait aimé.

L'ami idéal ! Ce rêve toujours abrégé en fiction, prenait parfois dans son âme d'inconcevables dimensions. Il en était heureux et malheureux. Le bonheur s'attachait aux sentiments et aux sensations qu'il lui inspirait, le malheur à son caractère inaccessible. Il avait l'impression de marcher constamment sur un chemin dont partaient dans des directions différentes une infinité d'embranchements. Sur lequel s'engager ? Où aboutissait celui-ci ? Au Capitole ou à la Roche Tarpéienne ? Sinistre et exaltante incertitude de la vie qui semble tirer au sort notre bonne ou mauvaise étoile. De cette réflexion particulière dérivait une réflexion générale : qu'était-ce donc que ce fatum qui frappe les êtres et les commet, comme cela, sans prévenir, à doubler des détroits aussi imprévus ? Qu'était-ce que ce poids qui pèse sur les hommes, précipitant les uns dans la misère, la souffrance, la solitude et le deuil, tandis que ceux-là prospèrent et cueillent une à une toutes les fleurs de la félicité ? Et puis, l'instant d'après, il revenait à cet improbable coeur auquel il eût consacré tout ce qu'il y avait de bon en lui. Mirage d'une âme déçue qui se nourrit sans se lasser de la sublime ambroisie de la jeunesse, l'espérance.

A force d'imprimer en lui l'image de ce phénix arabe, il finit par céder aux douceurs qu'elle distillait dans ses veines. Il s'était senti las en arrivant à la baignoire, mais l'oisiveté lui avait fait du bien et à présent de délicieux et pétillants indices se manifestaient. Il s'allongea sur un carré de pelouse et laissa se déployer ses fiers attributs. Sa main enveloppa son long fuseau. Ce ne fut d'abord qu'une simple caresse. Mais l'ardillon du désir était en lui et l'émoustillait. Il s'amusa pendant quelques minutes à exciter de deux doigts les piqûres qui parcouraient son sexe. Ceci acheva de le préparer à la volupté.

Et cet instant, il ne fit qu'un bond sur la berge, promena un regard inquiet autour de lui, ne vit rien d'abord, puis tout à coup, crut discerner, sur le sommet de la crête par où l'on descendait à la baignoire, une ombre.

Avec une célérité de puma, il s'accroupit derrière un gros rocher et se mit en poste de guet. Le vent du soir faisait frissonner sa peau mouillée.

L'ombre ne reparaissait pas. Servan tâcha de déplacer son champ visuel, intersecté par la végétation, de façon à s'ouvrir perspective derrière la crête. Il y avait dans sa façon de cabrioler d'un arbre à l'autre la souplesse furtive de la bête aux abois. Sa nudité empruntait à la forêt l'aspect farouche des trolls et des farfadets qui peuplent les vieilles landes celtiques.

Pendant un quart d'heure, il s'ingénia à repérer l'intrus. L'idée que celui-ci fût Jason ne résistant pas à la première réflexion, il était patent qu'il avait affaire à un étranger. Un étranger, c'est-à-dire un réchappé du cataclysme. Seulement, ce réchappé pouvait l'avoir surpris en plein exercice onanique, ce qui toujours est mortifiant pour la superbe.

Il advint que ses contorsions, virevoltes et culbutes ayant fait buisson creux, il choisit de transiger. Il commença par s'habiller puis, ayant repéré une face assez abrupte du redan qui plongeait sur le gave, il l'escalada. Quant il fut au sommet, il scruta à droite et à gauche.

Il ne vit personne.

La cabane était à moins de huit cents mètres de là. Avant de s'y rendre, il revint subrepticement à la baignoire par le chemin ordinaire. Mais là encore, il ne découvrit rien.

Comme il s'apprêtait à disparaître derrière la crête où précisément l'alerte lui avait été donnée, soudain quelque chose sur une feuille attira son attention. Cette chose ressemblait à une escarboucle. C'était d'une couleur entre le beige et le jaune, d'une consistance épaisse et gluante ; on eût dit de la bave, mais de la bave opaque. Il s'approcha, et tout à coup son œil s'écarquilla, sa face s'auréola d'une expression hébétée, il secoua la tête, réprima un mouvement qui hésitait entre le rire et l'indignation et proféra à voix haute :

 Quel sale hypocrite !

 

 

 


[1] Le lecteur suppléera de lui-même ce que c'est que cette récréation.

 


Auteur:  Vivien Sauvenergues

L'auteur autorise la reproduction des ses écrits à la condition formelle de citer son nom  et de ne modifier le texte en rien.

Vivien Sauvenergues  invite ses lecteurs à lui faire part de leurs réactions. Ecrivez-lui à :
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et n'oubliez pas qu'un petit mot fait toujours plaisir...


 

 

 

 

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